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Le triomphe de la victime

Lorsqu’il renonce à être un peintre intégré à la communauté artistique, MD vit, à ce moment charnière de son existence, un épisode qui n’est pas sans ressembler aux mises à mort que décrivent les mythes fondateurs au cœur de l’anthropologie girardienne : une victime dans un premier temps rejetée par sa communauté comme maléfique puis célébrée comme un dieu bénéfique. Phénomène que René Girard intitule le mécanisme du bouc émissaire. Nul doute que cet épisode –peut-être devrais-je dire ces épisodes– puisqu’il en imagine une réplique en 1917, ajoute à sa clairvoyance précoce, voire est à son origine ; il lui confère sans doute pour le restant de ses jours sa capacité à ne jamais participer au jeu des rivalités et des persécutions. Le Nu descendant un escalier n° 2 (janvier 1912) est le tableau par lequel le scandale et la consécration arrivent quasi simultanément. Il a une influence déterminante sur son existence personnelle autant que sur les orientations de l’art contemporain dans son entier. Sur une période d’à peine un an, il vaut à MD l’expulsion par ses pairs du salon des Indépendants à Paris en mars 1912 et la consécration lors de son exposition à l’Armory Show de New York en tant que fondateur de l’art contemporain aux Etats-Unis. Entre temps, il prend la décision d’arrêter la peinture sur toile et la vie d’artiste professionnel en octobre 1912. Dans 3 38 8 Op. cit., p. 28. 3 39 9 In Un mime nommé désir, Grasset, Paris, 1982 et Genèse du désir, Carnets Nord, 2007.

Ce même intervalle, il fait un voyage à Munich à l’été 1912 où il peint plusieurs de ses œuvres majeures, dont son chef d’œuvre pour beaucoup, La Mariée, démontrant qu’il a alors non seulement rattrapé mais sans doute aussi dépassé l’avant-garde de son temps. Il conçoit également dès cette époque un premier dessin intitulé La mariée mise à nu par ses célibataires. De son propre aveu, ce séjour correspond à sa « libération complète. »4 40 0 Dans la perspective qui m’occupe, cette séquence est tout bonnement prodigieuse. Elle s’apparente aux mythes fondateurs de toutes les cultures tels que René Girard en a décrit la genèse. Qu’y voit-on ? D’abord une expulsion de la communauté en bonne et due forme. Dans le monde de l’avant-garde cubiste, un artiste vient d’emprunter une voie non encore tracée ou qui dévie de celle péniblement théorisée par des collègues comme Gleizes et Metzinger4 41 1. Au sein d’un salon qui se prétend celui des Indépendants, créé en son temps pour y garantir l’accrochage dont l’artiste pouvait être exclu dans d’autres, MD parvient, fait rarissime, à se faire exclure, en cette circonstance sans provocation particulière. Embarrassés par le titre parlant de nu, les placiers lui demandent de le modifier. MD se contente alors de refuser de leur donner satisfaction4 42 2, le titre étant d’ailleurs inscrit en toutes lettres sur la toile. Pour complaire à leur exigence, il aurait donc à retoucher son œuvre, ce qui impliquerait un acte d’allégeance particulièrement difficile à accepter pour un artiste qui a déjà montré à plusieurs reprises que l’intitulé soigneusement choisi de l’œuvre en constitue une des dimensions essentielles4 43 3. Il s’agit d’une véritable expulsion, et de l’œuvre et du peintre. En effet, le tableau étant déjà physiquement accroché sur un mur du site de l’exposition, il faut donc que MD aille le dépendre et le ramener à l’atelier. Ensuite et surtout, après avoir exposé au moins trois années au salon des Indépendants avec l’accord du comité d’accrochage, tout peintre gagne le droit d’être exposé chaque fois qu’il propose une œuvre, sans qu’aucune sélection ne puisse être désormais opérée. Or, en 1912, MD a d’ores et déjà obtenu un statut de « salonnier » après trois années de sélection ; il est donc libre d’exposer ce qu’il lui plaît l’année qu’il choisit. Pourtant Gleizes et Metzinger, responsables du comité d’accrochage et habitués des dimanches de Puteaux organisés par les frères de Marcel et auquel ce dernier participe régulièrement, en quelque sorte des amis de la famille, demandent qu’il remporte son Nu. Mieux, quand il s’agit de lui signifier le refus qu’il essuie, ce sont ses deux frères aînés, Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon, qui sont solennellement envoyés en ambassade pour lui porter la mauvaise nouvelle. Jusqu’aux membres les plus proches de sa famille, ceux qui l’ont précédé et l’ont initié dans la carrière d’artiste avant-gardiste, ceux qu’il aime tant, l’unanimité se fait contre celui qui va trop loin, trop vite, trop bien. Toute proportion gardée, c’est Brutus poignardant Jules César aux Ides de Mars. Il lui est en quelque sorte reproché d’être trop ce que ses collègues et devanciers estiment être juste ce qu’il faut ! Michel Lebel note4 44 4 : Tout à coup, Marcel Duchamp, jeune homme de bonne famille, que l’on avait vu grandir et que l’on avait quelque peu patronné, se permettait de 40 Lors de sa conférence A propos of myself donnée pour la première fois au City Art museum de Saint-Louis le 24 novembre 1964. 41 Les autres placiers étaient Le Fauconnier, Léger, et Archipenko. 42 In A propos of myself, Duchamp du Signe, op. cit., p. 223. 43 Sa position est comme souvent tout à fait logique et sincère : pour lui, le titre n’est pas une étiquette distinctive pour dresser un catalogue et savoir de quelle œuvre on parle entre collectionneurs ou conservateurs, il entre en résonance avec le tableau et lui confère une dimension supplémentaire. 44 In Michel Lebel, op. cit., p. 41.

Bousculer les règles patiemment établies d’un cubisme puéril et honnête. Non seulement en peu de mois il avait rattrapé Picasso et Braque en liquidant à la fois la forme objective et la couleur –double entité avec laquelle on entendait ne pas rompre chez les cubistes raisonnables– mais il avait même introduit un élément nouveau : le mouvement dont on s’était peu soucié jusqu’alors, sauf dans les manifestes italiens, et de plus, comme on dit, il se moquait visiblement du monde. Il analyse l’incident au soir de son existence4 45 5 : Quand je suis arrivé avec mon Nu descendant un escalier, ils ont su que cela ne correspondait pas à leur théorie, que ce n’était pas une illustration de leur théorie. Et de fait, il y avait dans ce tableau plus que du cubisme, à savoir l’idée du mouvement, sur laquelle les futuristes travaillaient dans le même temps. Alors ils ont jugé que ça n’était ni l’un ni l’autre, ni futuriste ni cubiste, et ils l’ont condamné. Plaisant motif d’expulsion, c’est donc d’indifférenciation que l’artiste se rend coupable : son œuvre est monstrueuse en ce qu’elle emprunte à des espèces distinctes. Nous ne sommes décidément pas loin des récits mythologiques où les crimes indifférenciateurs (parricide, inceste, zoophilie…) sont parmi les accusations préférées des lyncheurs. A noter que sur le moment, MD ne se révolte pas, il refuse d’entrer dans un jeu de rivalités avec les autres. Il dit de l’incident qu’il lui a à l’époque « un peu tourné les sangs »4 46 6. Il ne se pose pas davantage en victime pour revendiquer un meilleur traitement. Puisqu’il est rejeté de la cité des artistes, il s’en va : « J’ai trouvé cela insensé de naïveté. Alors cela m’a tellement refroidi que par réaction contre un tel comportement, venant d’artistes que je croyais libres, j’ai pris un métier. Je suis devenu bibliothécaire à Sainte-Geneviève »4 47 7. Mais il ne renonce pas encore. Son émancipation n’est pas alors totale. S’il a dépassé ceux qui se croyaient indépassables, il n’est pas encore parvenu à se dépasser lui-même. Il n’hésite pas non plus à culpabiliser ses deux frères, et sans doute aussi par ricochet, les autres cubistes, en peignant son ultime tableau cubiste en mai 1912 : Le Roi et la Reine entourés de Nus vites. Nous aurons l’occasion de revenir dans la deuxième partie sur la proximité syntaxique (et sans doute aussi sémantique) avec La Mariée mise à nu par ses Célibataires, même. En attendant, ce tableau nous présente le roi et la reine échiquéens désormais débarrassés des deux frères de l’artiste qui avaient été jusqu’alors représentés à la manœuvre dans une série d’esquisses et de tableaux de 1910 et 1911 ; ces deux-là qui avaient notifié de manière solennelle, et sans doute aussi penaude, l’exclusion du Nu descendant un escalier n° 2 de l’accrochage du salon des Indépendants, sont désormais euxmêmes exclus du tableau. En août 1910, Jacques Villon et Raymond DuchampVillon sont parfaitement reconnaissables dans une composition naturaliste intitulée La partie d’échecs. En décembre 1911, Portrait de joueurs d’échecs leur réserve plus encore la part belle en les représentant à la manière cubiste, entourés de pièces éparses. En mai 1912, avec Le Roi et la Reine entourés de Nus vites, ils cèdent la place aux deux pièces principales du jeu d’échecs représentant le roi et la reine. Ils sont en quelque sorte réifiés, exclus à leur tour du jeu qui se passe désormais de joueurs. Sont-ils tourmentés par ce souvenir d’un nu que, dans leurs cauchemars, ils voient multiplié et mu par une grande vitesse ? Le nu descendant un escalier est lui même constitué d’une superposition d’instantanés de nus décomposant le mouvement. Ces derniers ont-ils quitté l’escalier pour fondre sur l’échiquier ? Leur 45 Entretien à la BBC déjà cité. 46 In Pierre Cabanne, op. cit., p. 27. 47 Ibid., p. 27.

Mouvement s’est-il fait vitesse ? Leur vitesse leur permet-elle d’espérer d’être partout simultanément sur la toile ? Ces nus « vites » viennent-ils hanter les deux frères cubistes en les entourant comme des cyclistes lancés à pleine allure sur un vélodrome. Il n’est pas inintéressant de se référer à la manière étrange dont MD présente le tableau à l’occasion de sa conférence A propos of myself4 48 8 : Exécutée immédiatement après le Nu descendant un escalier, cette huile est un développement de la même idée. Le titre « le roi et la reine » était une fois de plus emprunté aux échecs, mais les joueurs de 1911 (mes deux frères) ont été éliminés4 49 9 et remplacés par les pièces d’échecs. Les « nus vites » sont une envolée imaginative introduite pour satisfaire ma préoccupation de mouvement toujours présente dans le tableau. Clôturant un cycle de plusieurs peintures échiquéennes, ce nouveau tableau, plus encore que son prédécesseur chronologique immédiat, Nu descendant un escalier n° 2, est d’ailleurs très cubiste. Sauf que, comme lui, il évoque le mouvement, il fait place au nu et il arbore un titre narratif inacceptable par les dogmatiques du mouvement : une pierre dans le jardin à la française de Gleizes et Metzinger… En persistant dans son hétérodoxie, MD affirme son indépendance visà-vis des Indépendants qui l’ont rejeté. A ses frères qui l’ont obligé à décrocher sa toile, il signifie qu’il va désormais se passer d’eux, qu’ils ne sont plus ses modèles, qu’il ne les représente donc plus sur sa toile. Non seulement il ne rentre pas dans le rang, mais il continue ses facéties à côté avant de le rompre à Munich deux ou trois mois plus tard en s’engageant dans un nouveau cycle de représentations, celui de La Mariée. Cette culpabilisation de ceux qui l’ont exclu semble payer : c’est en effet à l’initiative de ses deux frères que le Nu descendant un escalier n° 2 est exposé à la Section d’Or à Paris en octobre 1912, institution justement créée cette année là… Un moyen de se faire pardonner leur péché d’exclusion que leur cadet leur a rappelé non sans insistance avec Le Roi et la Reine entourés de Nus vites ? Comme lors de son exposition à Barcelone en mai 1912, le tableau n’est d’ailleurs alors ni rejeté, ni semble-t-il, remarqué… Durant l’année 1912, le Nu descendant un escalier n° 2 est donc passé du statut de pierre rejetée par les bâtisseurs à pierre dénuée d’intérêt traînant sur le chantier itinérant de l’avant-garde. Il lui faut attendre début 1913 et passer de la vieille Europe à la jeune Amérique en train de devenir la puissance dominante du monde occidental, pour se muer en pierre d’angle. L’exclu du salon parisien des Indépendants devient, en un scandale, une sorte de divinité vivante de l’art contemporain new-yorkais. De victime, il est transformé en modèle consacré dont on se doit de s’inspirer. Maléfique à Paris, il devient un an plus tard bénéfique à New York. Et, juste retour des choses, c’est le titre étrange de l’œuvre qui contribue pour une bonne part à son exceptionnelle notoriété. Certains s’essaient d’ailleurs outreAtlantique à de nouvelles dénominations ironiques qui se veulent aussi descriptives que le Nu descendant un escalier, comme le célèbre Explosion dans une fabrique de tuiles ou encore Escalator en ruine après un tremblement de terre, voire Peinture académique d’un artichaut. Motif de l’exclusion, le titre étrange est devenu cause de la fascination. Vérité au delà de l’Atlantique, erreur en deçà, ou inversement… Quand on est un jeune homme particulièrement intelligent et lucide, comment ne pas en tirer quelques 4 48 8 In Duchamp du signe, op. cit., p. 223. 4 49 9 C’est moi qui souligne.

Conséquences sur la vanité qui mène le monde et la manière dont les groupes maintiennent en leur sein unité et tranquillité. Nul doute que cette double expérience, encadrant son séjour à Munich, contribue à le confirmer dans sa volonté de rester libre de toute allégeance à tel ou tel courant dogmatique du monde de l’art. Son expulsion par ses pairs et frères compte au demeurant davantage pour lui que sa consécration américaine un an plus tard, à laquelle il n’a pas assisté sur place et dont il ne lui parvient sur le moment que des échos atténués. Il ne revient pas sur sa résolution de se retirer du marché de l’art : il ne peint désormais à l’huile sur toile que pour quelques travaux préparatoires du Grand Verre et une ultime fois pour donner satisfaction à son amie et mécène Katerine Dreier ; par le titre choisi pour cette dernière toile, par ailleurs déchirée, Tu m’, il lui signifie manifestement qu’il n’apprécie pas outre mesure la dérogation amicale qu’elle lui a imposée. Le fait qu’entre temps, il a eu l’occasion de mesurer sa notoriété américaine –d’aucuns prétendent qu’avec Napoléon et Sarah Bernhardt, il compte alors parmi les trois Français les plus célèbres outre-Atlantique!– ne remet pas en cause sa décision de 1912. Il n’est pas absurde de considérer que cette séquence a sans doute changé quelque peu le cours de l’Histoire de l’art contemporain. Imaginons que MD n’ait pas quitté le marché de l’art, n’ait pas éprouvé le besoin de tout remettre en question faute d’avoir été expulsé, que le Nu descendant un escalier ait simplement été ignoré au lieu des excès d’ignominie et de gloire dont il a été l’objet, quelles tournures auraient pu prendre les spéculations d’un MD commençant à vendre ses toiles, gagnant de plus en plus la considération de ses collègues du groupe de Puteaux, sollicité par des galeristes… Le ready-made aurait-il jamais vu le jour ? L’art conceptuel aurait-il été conçu ? En fait, nul ne peut le dire…

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