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Humble au point de cacher son humilité

La discussion avec Pierre Cabanne sur le sens qu’il faut donner au célèbre propos d’André Breton désignant MD comme « l’homme le plus intelligent de la première moitié du vingtième siècle » se déplace rapidement sur le sens à donner au mot d’intelligence en l’occurrence : « L’intelligence pour [André Breton], c’est en quelque sorte la pénétration de ce qui pour l’homme normal moyen est incompréhensible ou difficile à comprendre. » 1 17 7 Alors que le propos de Breton semble placer MD au sommet d’une hiérarchie, ce dernier resitue l’appréciation selon un tout autre axe, d’ordre qualitatif : celui de la pénétration. Il nous invite de la sorte à changer de perspective à son égard. Plus que son quotient intellectuel, c’est la pertinence du regard qu’il porte sur le monde et l’humanité qui lui importe. Ce seul recadrage contribue déjà à accréditer l’idée d’une authentique humilité de MD. Celle-ci se confirme lorsqu’il invite à relativiser l’importance de sa corporation en général et de toute œuvre d’art plus particulièrement. En déclarant « je ne crois pas à la fonction créatrice de l’artiste »1 18 8, il affirme, s’il en était besoin, son refus de toute illusion romantique. Il précise immédiatement après que « c’est un homme comme tout le monde » dont l’occupation consiste « à faire certaines choses », là encore à l’instar de tout un chacun. Il insiste en donnant une définition d’une pauvreté lexicale et sémantique aussi irréfutable que déprimante pour les esthètes : « Ceux qui font des choses sur une toile, avec un cadre, s’appellent des artistes ». Il rebondit toutefois dès la phrase suivante par rapport à ce qui ne peut être ressenti par le milieu culturel que comme une provocation supplémentaire et une désacralisation intolérable : « Autrefois, on les appelait d’un mot que je préfère : des artisans. » Le passage déploré de l’artisan à l’artiste correspond à sa consécration en tant que « personnage » et « monsieur » ; s’agissant de l’œuvre, on est simultanément passé de la réalisation de commandes à la mise sur le marché de « choses » à choisir. Sur son rôle dans le mouvement artistique de son époque, il fait aussi preuve d’une lucidité sans complaisance ni fausse modestie :
15 Entretien avec Katherine Kuh, « MD », 29 mars 1961, repris in K. Kuh, The Artist’sVoice with seventeen artists, Harper and Row, New York et Evanston, 1962, pp. 81-93, cité in Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Gallimard, Paris, 2000, p. 36. 16 In Pierre Cabane, op. cit., p. 42. 17 Op. cit., p. 24. 18 Op. cit., pp. 24-25.

« (…) Il y a des gens, à chaque époque, qui ne sont pas dans le vent. Cela ne gêne personne. Que j’aie été là ou non, cela aurait été la même chose. Ce n’est que maintenant, quarante ans après1 19 9, qu’on trouve qu’il s’était passé des choses qui auraient pu gêner des gens, mais alors ils s’en fichaient complètement2 20 0. » Face aux volontés de faire du neuf, MD reste circonspect : « (…) quand vous choisissez quelque chose appartenant à une période antérieure et que vous l’adaptez à votre propre travail, cette démarche peut être créatrice. Le résultat n’est pas neuf : mais il est nouveau dans la mesure où il procède d’une démarche originale. »2 21 1 On entend là comme une généralisation de ses propres recherches sur la science de la perspective et de sa conception du Grand Verre qui en est tout imprégné. Un peu plus loin, il rejette toute prétention au progrès dans l’art. On ne peut guère innover sans recours à la tradition et l’on ne peut davantage considérer le nouveau comme un mieux. Bref, loin de se prendre pour son propre modèle ou de se laisser aller à l’hypocrisie des donneurs de leçons, MD replace la présentation de son rôle dans l’Histoire de l’art contemporain en lui ôtant toute sacralité. Il s’est ailleurs qualifié de « défroqué de l’art » : ce faisant, il se méfie de toute prétention religieuse, raillant l’idolâtrie dans laquelle se complaisent aujourd’hui les institutions culturelles et les artistes de renom. Il se refuse au rôle de prophète et de grand prêtre que tant de ses contemporains pensent qu’il joue. Il se reconnaît toutefois comme modèle, mais il parvient à le faire avec une confondante humilité en choisissant une fois de plus un mot aussi juste qu’inattendu : « Je suis un prototype. Toutes les générations en ont un. » Jusque dans sa conception de l’humilité, il démontre au demeurant une parfaite maîtrise. En disant « L’humilité ne serait qu’un orgueil de signe – »2 22 2, il signale que celui qui met en avant et donne en spectacle son comportement humble ne fait que s’enorgueillir de sa posture. La véritable humilité est discrète, voire secrète, la fausse s’efface dès qu’elle s’affiche.

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