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Une nouvelle morale?

Le témoignage de Henri-Pierre Roché, rapporté dans Victor, est d’autant plus troublant qu’il multiplie les emprunts au lexique religieux pour décrire le triomphe d’un personnage qui ne veut jamais entendre par ailleurs parler de la croyance en Dieu. Ainsi déclare-t-il en 1966 à Pierre Cabanne en conclusion de leurs entretiens en réponse à la question : « Est-ce que vous croyez en Dieu ? » « Non, pas du tout. Ne dites pas cela ! Pour moi, la question n’existe pas. C’est une invention de l’homme. Pourquoi parler d’une telle utopie ? Quand l’homme invente quelque chose, il y a toujours quelqu’un pour et quelqu’un contre. C’est une imbécillité folle d’avoir créé l’idée de Dieu. Je ne veux pas dire que je sois ni athée, ni croyant, je ne veux même pas en parler. » Il est intéressant de noter que sa défiance radicale vient de la polarisation des rivalités qu’engendre l’expression d’une foi quelle qu’elle soit et quoi qu’elle professe : il y a toujours quelqu’un pour et quelqu’un contre. Et pourtant, de multiples passages de Victor dressent un portrait où chaque témoin exprime une forme de foi dans le personnage central. Ce faisant, le lecteur voit se dessiner un homme d’exception qui semble, bien qu’âgé de moins de 30 ans, avoir acquis un ascendant incomparable sur ses contemporains. La récurrence du vocabulaire religieux ne peut être entièrement fortuite : il est le seul à dire cette emprise qui ne s’obtient pas de force mais qui en impose à tous. « Il m’ouvre le royaume de la sagesse5 56 6. (…) Victor n’a pas de besoins, pas d’ambitions. Il gagne de quoi vivre au jour le jour. Personne n’a de prise sur lui. Cela met certains en colère, ils sentent bien que ses idées qu’il n’exprime pas bouleverseraient tout. Il dit qu’il respire à fond et qu’il regarde le monde sans le vouloir influencer personne. C’est tout. Il dit que seulement ceux qui ont la vocation doivent avoir des enfants, et plus on possède sur terre, moins on est libre. (…) »5 57 7 Elles lui contèrent Victor à New-York, jeune prophète malgré lui, sans ambition, vénéré, décrié, qui renverserait d’un mot bien des vieilles idoles. Le diable pour les uns, le libérateur pour les autres. Incompréhensible, opposé à tous les usages, il traînait tous les cœurs après lui.5 58 8 Soudain, ils virent apparaître dans leur bar une bande de disciples, hommes et femmes, éreintée elle aussi, qui suivaient son propre prophète, authentique lui aussi, le séduisant et beau peintre Pascin, le seul qui, dans son domaine, par son exemple et par la conversion qu’il entraînait, pouvait être comparé à Victor. Il doit être seul, c’est un solitaire, un méditant, un penseur. C’est un prédicateur à sa façon. Il travaille pour une morale nouvelle. « Il exige que je ne lui sois pas fidèle. » – Il n’y a rien entre vous qu’une cure. Il ne vous a dit aucun mot qui l’engage. Il veut que vous trouviez un homme qui soit pour vous. Il a fait un miracle. (…) Vous êtes une auto réparée. (…) On n’épouse pas le Pape. C’était la fameuse chambre de Victor : Patricia était aux anges. Elle faisait un pèlerinage.

Henri-Pierre Roché éprouve même la tentation d’énoncer la nouvelle morale dont Marcel Duchamp est le prophète et dont lui-même partage les principes sous la forme de nouveaux commandements s’apparentant à l’énumération du décalogue5 59 9. Même si ce passage n’aurait peut-être pas trouvé sa place dans le roman définitif, il est suffisamment révélateur des valeurs de son modèle pour être cité ici in extenso : 56 Les mots en italiques sont soulignés par moi. 57 In Henri-Pierre Roché, Victor, 1977, Musée National d’Art Moderne, Paris, pp. 18-19. 58 Ibid. p. 28 59 Ibid., pp. 53-54

Jalousie tu étoufferas dans le cœur proprement. Posséder tu ne souhaiteras en ton esprit loyalement. Généreux toujours sera de fait et de consentement. Mensonge tu éviteras comme la peste simplement. (Tendresse tu prodigueras selon ton cœur directement). Moitié de ton temps garderas pour ta fantaisie seulement. Ton point de vue expliqueras avant toute chose clairement. Ta liberté tu garderas et donneras mêmement. Franchise intègre pratiqueras, premier devoir des amants. Ta solitude préserveras, selon ton besoin fidèlement. De petits enfants point n’auras pour te prolonger lourdement. Ta route d’avance choisiras pour la suivre strictement. Toutes les vierges tu fuiras, les initier serait méchant. D’habitudes tu ne prendras qui tuent l’amour sûrement. Fidélité ne promettras ni ne demanderas également. Méditation pratiqueras et solitude journellement. Ton temps tu protègeras et celui d’autrui sagement. Ton travail tu soigneras pour toi seul pieusement.

Là encore, il est troublant de voir à quel point ce catalogue de commandements tourne autour de la défiance envers le désir mimétique6 60 0. L’utopie de Victor n’est certes pas le Royaume de Dieu, mais elle traite du même sujet que le dixième commandement de l’Ancien Testament (Exode 20, 17) : « tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui. » Reprenons au risque de la paraphrase : étouffer la jalousie et le souhait de posséder et leur préférer la générosité, la tendresse, sa liberté comme celle de l’autre ; le mensonge est à fuir comme la peste (lexique en forte résonance avec celui de René Girard), la franchise à pratiquer, le point de vue à expliciter ; conserver son détachement en toutes circonstances en préservant la moitié de son temps, en s’isolant, en évitant de se charger de famille, en méditant, en travaillant à son ouvrage. Pour autant, alors que l’égoïsme semble au cœur de cette morale, la réciprocité et le souci des autres sont partout présents. Le droit de l’un se combine avec le respect du droit des autres et il faut savoir à la fois donner et ne pas prendre. Une fois encore avec MD, le paradoxe fournit la voie de la compréhension supérieure : l’individu n’existe qu’à concurrence de la priorité qu’il accorde à autrui.

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