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Un ressuscité

Il y a encore un autre aspect de cet événement qui suit le rejet par les Indépendants de son Nu moins banal qu’il n’y paraît, l’amenant à se dire in petto : « Marcel, arrête de peindre et prends un métier pour vivre ! ». Il mérite une réflexion plus approfondie. Il s’agit en effet d’un suicide professionnel rarissime chez un si jeune homme : il est somme toute déjà très convenablement introduit dans le monde artistique, ses frères et certains amis ont acquis une notoriété enviable ; sa manière vient de connaître une apogée en 1912 dont il ne peut être que parfaitement conscient. Les talents de critique d’art dont il fait preuve ultérieurement prouvent sa capacité à juger de la qualité des œuvres. Avant-gardiste, il est effectivement parvenu dans la courte période (décembre 1911-août 1912) qui commence par Le nu descendant un escalier et s’achève en apothéose avec La mariée aux confins du radicalement différent de tout ce qui précède. Bref, il se trouve au seuil d’une brillante carrière. Pourtant, nous l’avons vu, si l’écho de la gloire scandaleuse de l’Armory Show début 1913 –qui se traduit accessoirement par la vente aux Etats-Unis des quelques toiles qui y ont été exposées– prouve de facto qu’il est un artiste désormais capable de vivre de sa production, cet épisode ne change rien à sa résolution. Il a été expulsé du monde de l’art, eh bien il n’y reviendra pas comme le commun des mortels ! Il ne s’agit pas pour autant d’un vulgaire bras d’honneur ni d’une marque de mépris pour ceux qui persévèrent. Au demeurant, il ne cherche pas à convaincre un seul émule de le suivre dans sa désertion de la peinture professionnelle. Ni Picabia ni aucun autre. En pratique, cet arrêt isolé de la peinture est d’ailleurs devenu avec le temps un des signes les plus profonds que MD a imprimés à l’Histoire de l’art. Il est d’abord et avant tout connu et décrit par les encyclopédistes comme celui qui s’est retiré, autant qu’en tant qu’inventeur du ready-made, et les deux vont d’ailleurs ensemble. Et lorsqu’il parle de son séjour à Munich à l’été 1912 comme le temps de sa libération complète, c’est bien une sorte d’épisode mystique qu’il évoque. Certes un mysticisme sans Dieu, mais sans doute aussi un moment extatique que révèle une ébullition créatrice sans précédent et sans doute sans équivalent ultérieur dans la vie de MD : les œuvres dessinées, les peintes, la première expression et l’esquisse de La mariée mise à nu par ses célibataires, les méditations en tous genres qui l’occuperont une bonne partie du demi-siècle qui suivra. En fait c’est bel et bien une résurrection qui se produit à ce moment crucial. S’il continue par la suite et plus de cinquante ans durant à faire des apparitions plus ou moins régulières parmi ses contemporains artistes, le registre de ses interventions est désormais en décalage : il ne sera plus jamais un peintre qui met sur le marché. Et c’est en tant que divinité tutélaire qu’il est souvent prié d’intervenir. A l’évidence, il n’aurait pu influencer le monde de l’art comme il l’a fait à partir de ce moment, sans partir à ce moment, sans cette petite mort initiale qui l’a vu préférer

Un modeste poste à la bibliothèque Sainte-Geneviève à une carrière de peintre avant-gardiste qui n’aurait pas manqué de clients parmi les collectionneurs du monde entier. Son noli me tangere s’est transformé en : « ne touche plus aux pinceaux ni à la toile ». Il relève toutefois de la même rupture avec le monde, une rupture qui n’interdit pas l’intervention ponctuelle et la délivrance de signes mystérieux dont le déchiffrement occupe un nombre toujours croissant d’épigones et de fidèles. Bref, le Christ quittant le monde en montant au ciel, cède la place et la parole à l’Esprit Saint qui se manifeste sporadiquement auprès des fidèles par quelques interventions mondaines…

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