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Un détachement de tous les instants

Le détachement est cette aptitude à ne pas se laisser emprisonner par les préoccupations les plus diverses. Il n’est de personne libre que détachée des soucis de l’existence. Les deux préoccupations les plus aliénantes sont les biens et les siens. Ceux dont Jésus nous invite par ailleurs à nous garder en suggérant de choisir entre Dieu et Mammon et de laisser les morts enterrer les morts. Suivant quasi à la lettre les préceptes évangéliques, Marcel Duchamp se défie de l’argent comme des liens familiaux. Il indique ainsi à Pierre Cabanne : « J’ai compris à un certain moment qu’il ne fallait pas embarrasser la vie de trop de poids, de trop de choses à faire, de ce qu’on appelle une femme, des enfants, une maison de campagne, une automobile. Et je l’ai compris, heureusement, assez tôt. »2 23 3 Il renonce à faire commerce de son art dès qu’il comprend que cette façon de gagner ses revenus donnerait une emprise définitive sur son œuvre aux 19 Dans les années 1960. 20 Op. cit., p. 26. 21 In Propos, recueillis par James Johnson Sweeney, Duchamp du signe, op. cit., p. 169. 22 Jean Suquet, Eclipses et splendeurs de la virgule, L’échoppe, Paris 2005, p 28. 23 Op. cit., p. 23.

Collectionneurs et aux galeristes. Il refuse même la tentation faustienne d’une rente annuelle de 10 000 $ contre l’engagement de produire et de mettre sur le marché une seule œuvre par an ! Dans les remarques qu’il formule à la fin de sa vie, il souligne le piège d’un art marchandise, en semblant même se laisser aller à une certaine nostalgie du bon vieux temps, celui qui précède sa rupture avec la peinture professionnelle : « La publicité enlève toujours quelque chose. Et le grand avantage de cette première période2 24 4 était que l’art d’alors était un travail de laboratoire ; aujourd’hui il est dilué aux fins de grandes consommations. » Si l’on en croit Lydie Sarrazin-Levassor2 25 5, sa première et éphémère épouse en 1927 : Pour lui, essayer d’arriver à un dépouillement total était une nécessité pour acquérir la liberté, la liberté de vivre, de vivre intensément chaque minute avec la spontanéité de l’oiseau qui picore la graine, la laisse pour une feuille de verdure, y revient et chante la joie de sa découverte. L’oiseau chante, c’est un artiste ; l’écureuil amasse des provisions, c’est un affreux bourgeois capitaliste. Aucune provision, ne rien posséder car posséder, c’est s’encombrer. Etre le voyageur sans bagage. Nous sommes encore une fois proches d’une vision évangélique, quand Jésus conseille de partager l’insouciance des lys des champs et des oiseaux du ciel. Cette expérience manifeste pourtant les limites d’une telle posture dès lors qu’elle est mise en pratique. Le témoignage de Lydie montre MD en définitive assez fortement préoccupé par sa volonté d’échapper à l’obligation de gagner sa vie. Ses projets matrimoniaux se fondent sur l’appréciation de l’autonomie financière de la fiancée, voire sur sa capacité à contribuer par une rente aux besoins du conjoint. De même, la liberté que sa méditation et son style de vie requièrent, implique que le ménage dispose de deux résidences, ce qui ne va pas sans augmenter considérablement les frais de la communauté. Sa pratique démontre que l’absence de préoccupation matérielle peut en définitive engendrer un souci tout aussi prégnant. Dans Un échec matrimonial, sous-titré Le cœur de la mariée mis à nu par son célibataire même2 26 6, nous le voyons en bon fils de notaire compter, imaginer des budgets, s’inquiéter du rythme des dépenses… tout en gardant néanmoins suffisamment d’insouciance pour préférer le restaurant à la cuisine familiale et se déplacer d’un lieu de villégiature à un autre… En définitive, il n’échappe pas à la nécessité de faire quelques bénéfices, par exemple par la revente de sculptures de son ami Brancusi, alors même qu’il abhorre les marchands d’art. Qu’il est difficile d’échapper dans une économie de marché aux transactions et, plus largement, à la nécessité de disposer d’un minimum de revenus. Et il n’est pas si aisé de trouver des mécènes quand il s’agit de subvenir à un art de vivre, sans autre production qu’un éclair de génie, de temps à autre ! Cette relation ambiguë à l’argent aliénant, cette soucieuse insouciance, est décrite par le menu dans l’essai de Francis M. Naumann intitulé Marcel Duchamp, l’argent sans objet2 27 7. On peut quoi qu’il en soit donner acte à MD d’une vie peu dispendieuse et d’une génération de pouvoir d’achat exceptionnellement économe en temps à lui consacrer. Quant à son refus explicite de participer à la montée de sa cote et de se répéter, il le respecte très largement. Nous y reviendrons plus amplement.
24 La première guerre mondiale. 25 In Un échec matrimonial, 2004, Les presses du réel, Dijon, p. 68. 26 Op. cit. 27 L’échoppe, Paris, 2004.

Qu’il suffise de noter à ce point qu’il a le souci de réunir ses œuvres dans un musée principal, celui de Philadelphie, avec la complicité d’amis collectionneurs auxquels il les avait cédés à des prix plus que raisonnables : en les transformant en biens publics, il les soustrait de facto de la spéculation. Et pour ce qui concerne l’interdit de la répétition dans le cadre de séries d’œuvres d’inspiration commune, il trouve une solution toute simple, peut-être dans sa formation d’imprimeur : l’édition à tirage limité de reproductions, les modes de reproduction utilisés étant eux-mêmes des plus variés. Une fois encore, il trouve une solution aussi évidente qu’inattendue. De même, il se méfie des liens familiaux en disant refuser la paternité2 28 8, en divorçant très rapidement de son premier mariage avec Lydie Sarrazin-Levassor et en n’épousant Teeny, ex-belle fille de Matisse et déjà mère de trois enfants presque élevés, qu’à un âge où il est exclu qu’elle puisse concevoir avec lui un rejeton. Et en pratique, qui fait l’expérience d’être père ou plus encore mère (et l’assume), renonce tant à la disponibilité de son temps qu’aux changements de cap soudains ; et doit rapidement admettre qu’il ne maîtrise plus grand chose… à commencer par l’éducation de ses enfants. Une fois encore le choix de MD, qui peut heurter compte tenu de son décalage avec la norme sociale, se révèle parfaitement cohérent. Un rôle de maître et modèle s’accommode mal d’une progéniture. Les exemples abondent dans l’Histoire. Il est parfaitement conscient de tout cela quand il déclare à Pierre Cabanne : « La famille […] vous force à abandonner vos idées réelles pour les troquer contre les choses acceptées par elle, la société et tout le bataclan. »2 29 9 Fort de sa mésaventure du refus d’être accroché au salon des Indépendants en 1912 (voir infra), il se défie des attachements de groupe : « Non, je n’ai jamais pris de plaisir à faire partie d’un groupe. J’ai toujours voulu faire quelque chose comme une contribution personnelle, quelque chose que l’on ne peut faire qu’en pensant par soi-même, non en suivant les directives générales d’un groupe. »3 30 0 Le détachement doit également porter pour un artiste sur la notoriété, ce qui est pratiquement inatteignable. Là encore, lors du même entretien, les déclarations de l’artiste sont catégoriques à propos du Grand Verre et son côté difficilement compréhensible : Mais ça ne me soucie pas, ça m’est égal, parce que je l’ai fait avec grand plaisir. Cela m’a pris huit ans pour en réaliser une partie, au moins, et pour l’écriture etc. Et c’était vraiment pour moi une expression que je n’avais empruntée nulle part, voyez-vous, ni à personne, ni à un quelconque mouvement ni à quoi que ce soit. Et c’est la raison pour laquelle je l’aime beaucoup. Mais n’oubliez pas que cela n’a jamais eu de succès –jusqu’à récemment, tout récemment… Une fois encore, les extraits de Victor sont éclairants : ils détaillent les manifestations du détachement comme un manuel de savoir-vivre libre : C’est un lieu de rencontre entre l’argent et les talents. Ceux qui savent s’adapter gagnent le plus vite pour le moment. Un front tout à fait pur, Victor. Le marché n’existe pas pour lui. Il reste exprès un savetier, pas un financier. (p. 39) Pierre se rendit compte qu’il était dans un monastère. Quand il travaillait, c’était pour lui, jusqu’à ce que le but fût atteint, sans y mêler d’autres considérations. Il gagnait sa vie autrement. (p. 68)
28 Même s’il est le père biologique en 1911, longtemps sans même le savoir, de celle qui se fera appeler en tant que peintre Jo Sermayer et avec laquelle il nouera quelques relations dans la dernière partie de sa vie. 2 29 9 Op. cit., p. 94. 30 Entretien pour la BBC de 1968, déjà cité.

Conviction que l’on emploie mal son temps et ses forces, que complications périmées, que gaspillages sans but, que la jalousie est à éteindre, la course à l’argent étouffante et aveugle. Sur le plan sentimental, mérite-t-on l’exclusivité ? Est-elle bonne pour les deux… Soigner en tous cas la franchise. (p. 53) En dehors des extraits du roman inachevé, ses propres dires vont dans le même sens, naturellement : « J’espère qu’un jour on arrivera à vivre sans travailler. »3 31 1 Après ces quelques considérations, personne ne sera étonné que l’expression la plus courante employée par MD ait été : « cela n’a pas d’importance. » Certains commentateurs3 32 2 cherchent à analyser cette capacité de détachement hors du commun et remontent jusqu’à sa prime enfance : Durant toute sa vie, Duchamp abordera les événements les plus accablants avec un sang froid mystérieux, une attitude qu’il peut avoir apprise sur les genoux de sa mère sourde. Par un mécanisme de défense qu’il rejoue sans cesse, il convertit souvent les émotions en humour. Si la surdité d’une mère qui préfère ses filles peut éventuellement expliquer certaines choses mais reste conjecturale, l’usage permanent de l’humour est quant à lui avéré : l’humour confère bien cette capacité à ramener toute chose à son importance réelle, autrement dit quelconque. Enfin comment ne pas évoquer ici que les siens dont il faut se détacher, ce sont aussi ses compatriotes. A cheval sur deux continents, il est Français de naissance puis opte pour la naturalisation américaine, mais il s’y résout sur le tard moins par adhésion que par un souci pragmatique de simplifier les formalités au passage des frontières. Là encore, MD reste cohérent, au risque de choquer. Il fuit les deux guerres mondiales, ne choisit pas son camp ; et ce, même quand sa compagne Mary Reynolds, a priori moins immédiatement concernée du fait de sa nationalité américaine, s’engage précocement en France dans la résistance à l’occupant nazi. Les sympathies nationalistes de son amie Katerine Dreier, américaine d’ascendance germanique, pour le régime hitlérien ne semblent pas davantage susciter de réaction de sa part. Pour autant, il est hors de question de le soupçonner d’adhérer au dogmes de l’antisémitisme ou du racisme. En l’occurrence, son refus d’indignation et de parti pris est la conséquence ultime de son détachement. On voit une fois encore que son attitude n’est pas sans poser de problème du fait même de sa constance et de sa cohérence : autant renvoyer dos à dos les belligérants du premier conflit mondial paraît non seulement parfaitement admissible mais a posteriori justifié, autant une asymétrie morale est évidente entre le nazisme et une partie (au moins) des nations alliées contre lui. Mais peu importe au singulier MD : il ne sombre pas dans le communisme, contrairement à tant d’intellectuels dans l’entre-deux-guerres, ni dans les diverses formes de fascisme. Dans le même temps, il demeure circonspect sur les vertus de la démocratie libérale (voir infra). Si une pensée politique inspire ses (non) prises de position, il faut en définitive la rechercher dans l’anarchisme à l’individualisme radical de Max Stirner, l’auteur de L’unique et sa propriété au milieu du 19ème siècle, qui est avec Ainsi parlait Zarathoustra, de Friedrich Nietzsche, un de ses deux livres de chevet. En résumé, voilà donc un individu parcourant les deux tiers du 20ème siècle en se maintenant dans un détachement quasi complet vis-à-vis de la cellule familiale, de l’appartenance nationale, de l’allégeance idéologique et de la logique du marché, à la 31 In Pierre Cabanne, op. cit., page 23. 3 32 2 Alice Goldfarb Marquis citée par Marc Décimo in Marcel Duchamp mis à nu, A propos du processus créatif, Les presses du réel, Dijon, 2004, pp. 22-23.

Fois en tant que producteur et consommateur. Une attitude somme toute hors du commun.

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